R. c. Morris

Cour suprême du Canada – [2006] 2 R.C.S. 915


Colombie-Britannique Application des lois aux AutochtonesDroits ancestrauxTraité
Sommaire

La Cour confirme que la sécurité du public est une limite valide des droits ancestraux et issus de traité des Autochtones, et que les moyens utilisés pour pratiquer des droits issus de traité peuvent évoluer dans le temps

Question

Le droit des Tsartlip de chasser à l’aide d’une source lumineuse est-il protégé par traité? Si oui, un règlement provincial peut-il affecter ce droit?

Décision

Le droit de chasser la nuit à l’aide d’une source lumineuse est protégé par les traités de Douglas, puisque cette pratique existait déjà à l’époque de la signature et qu’elle pouvait évoluer dans le temps. Le droit de chasser dangereusement n’est pas protégé, mais ce n’était pas le cas en l’espèce (4 juges contre 3).

Parties

Entre : Ivan Morris et Carl Olsen

Et : la Couronne de la Colombie-Britannique

Intervenants : le Canada, l’Ontario, le Québec, le Nouveau-Brunswick, la Saskatchewan, l’Alberta, Première nation de Eagle Village (Migizy Odenaw), bande indienne de Red Rock, le Conseil de la Nation huronne‑wendat, Te’mexw Treaty Association, Chef Allan Claxton et Chef Roger William

Faits

En 1849, la colonie de l’île de Vancouver est établie sur l’île du même nom en Colombie-Britannique. Entre 1850 et 1854, la Compagnie de la Baie d’Hudson, agissant au nom de la Couronne britannique, acquiert des terres des Premières Nations vivant sur l’île. Quatorze traités sont ainsi conclus avec différentes nations. Ces traités sont désignés sous l’appellation « traités de Douglas » puisque James Douglas, gouverneur de la colonie de Vancouver, était responsable de leur négociation. Leur contenu est similaire : la parcelle de terre devait être cédée à la Couronne britannique en échange d’argent et de nécessités. De plus, les tribus signataires et leurs descendants pouvaient continuer à vivre dans leurs établissements existants, et avaient le droit de pêcher et de chasser librement sur ​​les terres inoccupées  de la Couronne (Ministry of Aboriginal Relation and Reconciliation, 2007).

En 1852, la nation Saanich conclut un traité avec Douglas. Au moment de la signature de ce traité, la Première nation chassait de manière traditionnelle à l’aide de sources lumineuses. La nation Saanich est maintenant connue sous le nom de bande Tsartlip. Avant 1996, une politique administrative de la Couronne provinciale faisait en sorte que les membres de la bande Tsartlip n’étaient pas poursuivis pour avoir pratiqué la chasse nocturne, même si cela contrevenait aux dispositions de la Wildlife Act de la province. La bande Tsartlip avait également convenu avec Turner, l’agent principal chargé de l’exécution de la loi du service des agents de conservation de l’île de Vancouver, que la chasse nocturne serait tolérée. Depuis l’adoption de cette politique, aucun accident lié à la chasse nocturne des membres de la bande Tsartlip à l’aide de sources lumineuses n’avait été rapporté.

En 1996, Turner quitte le service des agents de conservation de l’île de Vancouver. Des chasseurs non autochtones contestent auprès des agents de conservation les pratiques de chasse des Tsartlip, les jugeant non sécuritaires. À la suite de ces plaintes, un piège est tendu aux chasseurs nocturnes sans que la bande Tsartlip ne soit informée. Morris et Olsen, deux membres de la bande, sont arrêtés et accusés en vertu de la Wildlife Act pour avoir chassé un animal sauvage avec une arme à feu pendant les heures d’interdiction, avoir chassé à l’aide d’une lampe ou d’une autre source lumineuse, avoir chassé sans égard raisonnable pour la vie, la sécurité ou les biens d’autrui et avoir déchargé une arme à feu sur un animal sauvage à partir d’un véhicule à moteur.

Arguments

Morris et Olsen : le Traité de Douglas protége leur droit de chasse. Les Tsartlip pratiquent la chasse nocturne de manière traditionnelle et sécuritaire depuis des générations. Le leurre utilisé comme piège avait été installé sur un site sécuritaire pour la chasse nocturne. La Wildlife Act est inapplicable en l’espèce, car il s’agit d’une loi provinciale d’application générale qui porte atteinte à la quiddité indienne.

La Couronne de la Colombie-Britannique : Même si le droit de chasser des Tsartlip était protégé par un traité, la pratique de la chasse nocturne est intrinsèquement dangereuse, et les règlements provinciaux relatifs à la sécurité doivent s’appliquer.

Décisions des tribunaux inférieurs

Cour provinciale de la Colombie-Britannique, 1999 : La chasse nocturne à l’aide de sources lumineuses est une méthode traditionnelle de chasse utilisée par les Tsartlip, mais les accusés ne disposent d’aucun droit conféré par traité de chasser la nuit, car la chasse nocturne à l’aide d’une source lumineuse est « intrinsèquement dangereuse ». Les accusés sont coupables d’avoir chassé pendant les heures d’interdiction, et d’avoir déchargé une arme à feu sur un animal sauvage à partir d’un véhicule à moteur. Les accusations de chasse à l’aide d’une lampe ou d’une autre source lumineuse sont suspendues. Les deux accusés sont acquittés d’avoir chassé sans égard raisonnable pour la vie, la sécurité ou les biens d’autrui.

Cour suprême de la Colombie-Britannique, 2002 : Les condamnations sont confirmées.

Cour d’appel de la Colombie-Britannique, 2004 : Les condamnations sont confirmées par une majorité de 2-1.

Motifs

Jury

Binnie, Deschamps, Abella, Charron

Raison

Le traité de 1852 faisait partie d’une série de quatorze traités conclus avec les nations vivant sur ​​l’île de Vancouver à l’époque. La Couronne britannique voulait protéger ses colons, qui étaient beaucoup moins nombreux que les Autochtones. Afin de maintenir la paix, Douglas a garanti à la nation Saanich la liberté de chasser sur les terres inoccupées en utilisant leurs pratiques traditionnelles de chasse. Selon la preuve présentée au procès, la chasse nocturne à l’aide d’une source lumineuse constitue une pratique traditionnelle de chasse de la Première nation Saanich et de la bande Tsartlip.

Les traités doivent être interprétés de manière libérale et les ambiguïtés résolues en faveur des signataires autochtones. Même si les outils utilisés par les Tsartlip pour pratiquer la chasse nocturne ont changé depuis 1852, cette évolution ne peut porter atteinte à leurs droits issus de traités. Les pratiques de chasse nocturne ne peuvent toutes être réputées dangereuses pour le public compte tenu de l’étendue du territoire. Ce motif ne peut être invoqué pour limiter ce droit issu de traités.

La Wildlife Act, une loi provinciale d’application générale, ne peut quant à elle porter atteinte à un droit de chasser issu de traité. Les dispositions de la Wildlife Act sont inapplicables, car elles ne relèvent pas de la compétence de la province dans la mesure où elles touchent la quiddité indienne des Tsartlip.

L’article 88 de la Loi sur les Indiens prévoit que toutes les lois provinciales d’application générale peuvent s’appliquer aux Indiens, sauf si elles portent atteinte à des droits issus de traités. Puisque la Wildlife Act interdit toute chasse nocturne, même s’il est possible de chasser en toute sécurité au cours de cette période, il y a atteinte au droit issu de traités des Tsartlip de chasser la nuit à l’aide d’une source lumineuse, empêchant ainsi l’application de l’article 88 de la Loi sur les Indiens.

Impact

Depuis que la Cour suprême du Canada avait décidé dans l’arrêt Myran prononcé en 1975 que les lois et les règlements provinciaux relatifs à la sécurité pouvaient s’appliquer aux Autochtones même s’ils portaient atteinte à leurs droits ancestraux ou issus de traités, la chasse nocturne était considérée comme une pratique dangereuse.

En Ontario, la Cour provinciale a déclaré en 1996 un homme Ojibway, membre de la Première nation de Saugeen et bénéficiaire du Traité no 3, non coupable d’avoir illégalement chassé la nuit. Le juge de première instance a conclu que ce n’étaient pas toutes les chasses nocturnes qui étaient dangereuses, et qu’il fallait examiner les faits de chaque affaire lorsque l’accusé possédait un droit de chasser ancestral ou issu de traités. Dans ce cas précis, la chasse nocturne était sécuritaire, car elle était pratiquée dans un endroit éloigné ou la sécurité du public n’était pas en danger (R. c. Machimity, al.38-41). Le même raisonnement a été appliqué par la suite dans l’arrêt Morris.

Commission d’enquête sur Ipperwash

L’approche de la province concernant les droits issus de traités a été critiquée dans le rapport final de la Commission d’enquête sur Ipperwash. L’enquête publique a débuté en 2003, après la mort de Dudley George, un militant des Premières nations abattu lors d’une manifestation en 1996. La Commission avait le mandat d’enquêter sur les événements entourant la tragédie, et de formuler des recommandations concernant la façon d’éviter la violence dans d’autres situations similaires (Décret, 2003). Le commissaire, l’honorable Sydney Linden, s’est également penché sur les politiques publiques de la province envers les Autochtones, car il s’agissait selon lui d’une cause sous-jacente des événements de 1996 (Commission d’enquête sur Ipperwash : Enquête et conclusions, 2007 : 1-2). En ce qui a trait aux politiques publiques relatives aux traités, il a constaté que les deux paliers de gouvernement avaient omis de respecter les traités conclus dans la province (Commission d’enquête sur Ipperwash : Analyse des politiques, 2007 : 54). Pour ce qui est des droits de chasse et de pêche, le commissaire a conclu que l’exclusion des Autochtones de la gestion des ressources naturelles, en raison principalement de la règlementation excessive de leurs pratiques traditionnelles, avait pour conséquence de les exclure de l’économie florissante de la province (Ibid. : 59).

Au lieu de négocier avec les Premières nations afin de clarifier leurs droits issus de traités, l’Ontario préférait les poursuivre pour non-respect des lois sur la pêche et la faune, et laisser les tribunaux déterminer la portée de leurs droits (Coyle, 2008 : 426-427). La Commission a recommandé au gouvernement de l’Ontario de consulter et de négocier avec les Premières nations pour définir plus clairement leurs droits issus de traités par le biais d’un organisme permanent, indépendant et impartial. La Commission des traités de l’Ontario a été créée par l’Assemblée législative, en collaboration avec les Premières nations de la province (Commission d’enquête sur Ipperwash : Analyse des politiques, 2007 : 72 et 365). Cette recommandation est appuyée par les universitaires (Coyle, 2008 : 434-435).

La Cour a examiné de nouveau l’affaire et décidé de maintenir sa décision initiale. Les trois hommes ont été reconnus coupables de l’infraction (R. c. Polches et al, 2008 : paragraphe 18). Dans ses motifs, le juge en chef Drapeau a établi une distinction avec l’arrêt Morris, car les droits de chasse issus de traités de Polches et de ses coaccusés n’incluaient pas le droit de repérer la faune à l’aide d’une lampe pour passer le temps, comme ils le faisaient au moment de leur arrestation selon leur témoignage (Ibid : paragraphes 52-53). En ce qui a trait à la dangerosité intrinsèque de la chasse nocturne, le juge en chef Drapeau a réitéré le critère énoncé dans l’arrêt Morris et conclu que les bénéficiaires du traité pouvaient invoquer cette défense s’ils pratiquaient des activités traditionnelles de chasse lorsque l’infraction supposée a eu lieu (Ibid : 54).Dans les Maritimes, trois hommes Malécites, bénéficiaires du Traité de paix et d’amitié de 1760 leur garantissant le droit de chasser de manière traditionnelle, ont été reconnus coupables en mai 2006 par la Cour d’appel de la province d’avoir chassé à l’aide d’une lampe contrairement aux dispositions de la Loi sur le poisson et la faune du Nouveau-Brunswick (R. c. Polches et al., 2006). Les trois hommes ont présenté une demande d’autorisation de pourvoi à la Cour suprême. La décision de la Cour suprême dans l’affaire Morris a été rendue en décembre 2006, et il a décidé en janvier 2007 de renvoyer l’affaire Polches à la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick pour qu’elle y soit traitée conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Morris (Richard Polches, Jason Brooks et Jeffrey Polches c. Sa Majesté la Reine, 2007).

Polches et ses coaccusés ont présenté une demande de pourvoi à la Cour suprême qui a été rejetée (Richard Polches, Jason Brooks et Jeffrey Polches c. Sa Majesté la Reine, 2008).

Voir Aussi

Myran c. R., [1976] 2 R.C.S. 137

R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456

R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533


Sources

Richard Polches, Jason Brooks et Polches Jeffrey c. Sa Majesté la Reine, 2008 CanLII 23446 (CSC).

Richard Polches, Jason Brooks et Polches Jeffrey c. Sa Majesté la Reine, 2007 CanLII 1153 (CSC).

R. c. Polches et al., 2008 NBCA 1

R. c. Polches et al., 2006 NBCA 50

R. c. Machimity, [1996] OJ No. 4365

Coyle Michael. 2008. Respect for Treaty Rights in Ontario: The Law of the Land?, Ottawa Law Review 39: 405-438.

Conseil exécutif de l’Ontario. 2003. Arrêté no 1662. Gouvernement de l’Ontario : Toronto.

Commission d’enquête sur Ipperwash. 2007. Rapport de la Commission d’enquête sur Ipperwash, Volume 1 : Enquête et conclusions. Gouvernement de l’Ontario : Toronto.

Commission d’enquête sur Ipperwash. 2007. Rapport de la Commission d’enquête sur Ipperwash, Volume 2 : Analyse des politiques. Gouvernement de l’Ontario : Toronto.

Ministry of Aboriginal relations and Reconciliation. 2007. Douglas Treaties : 1850-1854. Government of British Columbia: Victoria. En ligne. http://www.gov.bc.ca/ arr/treaty/landmark/douglas/default.html. Consulté le 13 janvier 2010.

Olthuis John, Kleer Nancy et Roger Townshend. 2009. Aboriginal Law Handbook, 3rd edition. Carswell.

 

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