Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)

Cour suprême du Canada – [1999] 2 R.C.S. 203


Ontario Charte canadienne des droits et libertésGouvernance (inclut auto-détermination, autonomie gouvernementale)Loi sur les Indiens
Sommaire

Cette affaire souligne la complexité du mode de gouvernance des Premières Nations assujetties à la Loi sur les Indiens et la grande diversité du cadre juridique qui régit chaque bande.

Elle représente une victoire pour les Indiens hors réserve, qui subissaient de la discrimination dans les affaires politiques de la bande.

Question

Le facteur « autochtonité – lieu de résidence » prévu à la Loi sur les Indiens, qui indique que les membres doivent « résider ordinairement sur la réserve » pour être habiles à voter, constitue-t-il un motif de discrimination au sens de la Charte canadienne des droits et libertés? Dans l’affirmative, constitue-t-il néanmoins une limite raisonnable dans une société libre et démocratique?

Décision

L’article de la Loi sur les Indiens qui indique que les membres doivent « résider ordinairement sur la réserve » pour être habiles à voter est discriminatoire pour la bande indienne de Batchewana et cette condition est déclarée invalide (décision unanime).

Parties

Entre : la Couronne du Canada, représentée par le ministère des Affaires indiennes, et la bande indienne de Batchewana

Et : John Corbiere, Charlotte Syrette, Claire Robinson et Frank Nolan, en leur nom personnel et au nom de tous les membres non résidents de la bande de Batchewana

Intervenants : Aboriginal Legal Services of Toronto Inc., Congrès des peuples autochtones, Lesser Slave Lake Indian Regional Council, Association des femmes autochtones du Canada et United Native Nations Society of British Columbia

Faits

La bande indienne de Batchewana a trois réserves près de la ville de Sault Ste-Marie en Ontario : Rankin, Goulais Bay et Obadjiwan.

En 1985, les règles d’attribution du statut d’Indien de la Loi sur les Indiens sont modifiées par le projet de loi C-31. Les femmes indiennes qui épousent des hommes non indiens ne perdent plus leur statut. Les nouvelles dispositions redonnent le statut à celles qui l’ont perdu dans le passé et à leurs descendants. Le nombre de membres de la bande de Batchewana grimpe ainsi en flèche, passant de 543 à 1426 en 1991. Avant, 71,1 % des membres de la bande résidaient dans la réserve. En 1991, ce nombre passe à 32,8%. On manque d’espace, de logements et de ressources financières pour accommoder les nouveaux membres.

Cette modification accorde aussi aux bandes le droit d’élire leur conseil selon leur coutume, dans la mesure où cette façon de faire est approuvée par la majorité de l’électorat lors d’un plébiscite ou d’une assemblée publique. La bande peut tout de même choisir de tenir ses élections conformément aux dispositions du paragraphe 77 (1) de la Loi sur les Indiens, qui prévoit que les membres doivent « résider ordinairement sur la réserve » pour être habiles à voter à l’élection du conseil de la bande.

John Corbière réside sur la réserve Rankin. Charlotte Syrette, Claire Robinson et Frank Nolan sont membres de la bande, mais résident à l’extérieur de la réserve. Ils ont présenté à la Cour fédérale, en leur nom et au nom de tous les membres non résidents de la bande, une demande de déclaration d’inconstitutionnalité du paragraphe 77 (1) en alléguant qu’il violait la Charte canadienne des droits et libertés.

Arguments

Corbiere et les autres : La Loi contrevient à la Charte, car le facteur « autochtonité – lieu de résidence » constitue un motif de discrimination. La violation n’est pas spécifique à la bande, mais ressort du texte de loi lui-même.

La Couronne du Canada : Une telle analyse est inappropriée, puisque l’affaire met en cause une bande spécifique.

Décisions des tribunaux inférieurs

Cour fédérale, division de première instance (1994) : Le déni du droit de vote aux membres non-résidents a des conséquences négatives. La bande a connu des difficultés historiques à établir une assise territoriale solide, ce qui empêche de nombreux membres de la bande de vivre dans la réserve. La plupart des membres hors réserve sont des femmes et leurs enfants, forcés de quitter avant l’adoption du projet de loi C-31. Par conséquent, la Loi viole les droits garantis par la Charte, et cette violation ne peut être justifiée. Le paragraphe 77 (1) est déclaré invalide pour la bande de Batchewana, et la déclaration suspendue pour une période de 10 mois.

Cour d’appel fédérale (1997) : Le jugement est confirmé, mais la réparation accordée est modifiée. La réparation convenable est une exemption constitutionnelle, puisqu’il est possible que d’autres bandes soient en mesure d’établir l’existence d’un droit ancestral leur permettant d’interdire aux membres non résidents de voter. Le paragraphe 77 (1) viole la Charte uniquement pour la bande de Batchewana. La déclaration d’invalidité n’est pas suspendue.

Motifs

Jury

Lamer, L’Heureux-Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie

Raison

McLachlin et Bastarache (Lamer, Cory et Major) : L’ «  autochtonité – lieu de résidence » constitue un motif de discrimination, parce que les non-résidents sont constamment victimes de stéréotypes par rapport aux Autochtones vivant dans les réserves, et la nature des droits touchés est fondamentale. Le déni de leur droit de vote les empêche de faire valoir les enjeux qui les concernent au conseil élu, et porte atteinte à leur dignité humaine.

Cette discrimination ne peut pas être justifiée. Il ne s’agit pas d’une atteinte minimale au droit à l’égalité, car il n’a pas été prouvé qu’il était nécessaire de refuser de participation des membres hors-réserve aux élections pour protéger les intérêts de la bande. Une déclaration d’invalidité des mots « et réside ordinairement sur la réserve » du paragraphe 77 (1) de la Loi sur les Indiens pour la bande de Batchewana constitue une réparation convenable. Toutefois, la prise d’effet de cette déclaration est suspendue pour une période de 18 mois afin de permettre au Parlement d’adopter de nouvelles dispositions législatives.

L’HeureuxDubé (Gonthier, Iacobucci et Binnie) : D’accord avec la conclusion et la réparation proposée par ses collègues, mais un système spécial devrait être élaboré pour assurer la participation des membres hors-réserve lors des élections de la bande sans nécessairement leur accorder un droit de vote identique, puisque leurs préoccupations sont différentes.

Impact

Réponse du gouvernement fédéral

Le délai accordé au gouvernement par la Cour suprême pour remédier à la situation et discuter de possibles solutions avec les personnes touchées par la décision se terminait le 20 novembre 2000. Le 9 décembre 1999, Robert Nault, ministre des Affaires indiennes (AINC), a présenté la réponse du gouvernement à l’arrêt Corbière, soit un processus en deux étapes visant à modifier le régime de la Loi sur les Indiens.

On a d’abord procédé en octobre 2000 à la modification des deux règlements relatifs au scrutin adoptés en vertu de la Loi sur les Indiens : le Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens et le Règlement sur les référendums des Indiens, afin de permettre aux membres des bandes vivant hors réserve de voter aux élections du conseil (Hurley, 2002). Le ministère a commencé à recueillir l’avis des collectivités et des organisations autochtones en vue de créer un nouveau système électoral qui pourrait répondre aux besoins de tous les membres des bandes vivant sur des réserves ou à l’extérieur des réserves. Du financement a été alloué à certaines organisations autochtones afin qu’elles tiennent des consultations dans leurs collectivités.

Le ministère a aussi mis sur pied l’initiative « Les collectivités d’abord : la gouvernance des Premières Nations », une série de consultations ayant pour but d’aider à élaborer la nouvelle loi sur la gouvernance autochtone (Aboriginal People, 2009). Il a également créé un comité consultatif ministériel conjoint chargé de l’assister dans la rédaction de la nouvelle législation en tenant compte des observations formulées au cours des consultations (Provart, 2003).

Puisque les femmes et les Indiens vivant hors réserve étaient les plus touchés par l’arrêt Corbière et les modifications subséquentes à la Loi sur les Indiens et ses règlements, l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) et le Congrès des peuples autochtones, une organisation représentant les intérêts des Indiens hors réserve, ont participé aux consultations tenues en 2000 même si elles étaient d’avis que la Loi ne pouvait régler tous leurs problèmes. L’Assemblée des Premières Nations (APN) s’est vivement opposée au projet de loi, car il n’accordait pas l’autonomie gouvernementale. L’APN s’est retirée du processus de consultation, et a élaboré un plan de remplacement répondant davantage aux besoins des premières nations (Hurley, 2002).

Loi sur la gouvernance des Premières Nations

En 2002, le projet de loi C-7, Loi sur la gouvernance des Premières nations, a été présenté au Parlement. À la suite de la première lecture, il a été envoyé pour examen au Comité permanent des affaires autochtones, qui a tenu des rencontres avec des organisations autochtones, des représentants de l’église, des organismes juridiques et des dirigeants et individus des premières nations (Aboriginal People, 2009).
La Loi sur la gouvernance des Premières Nations abordait le statut juridique et la capacité des bandes, le choix de leurs dirigeants, le droit de vote des membres et la responsabilisation des membres. Les membres des Premières Nations étaient divisés à son sujet. L’APN et ses homologues provinciaux ont dénoncé l’action du gouvernement fédéral. Selon eux, le processus de consultation était fondamentalement vicié, il menaçait leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, et il n’était pas accompagné de mesures concrètes pour lutter contre les problèmes sociaux et économiques affligeant les membres des premières nations comme la pauvreté, l’accès au logement dans les réserves, la santé et l’emploi. L’obligation de rendre des comptes au sujet de la gestion financière aux membres et non au gouvernement avait pour effet d’entraîner une augmentation des dépenses sociales sans octroi de ressources supplémentaires.

Le Congrès des peuples autochtones a appuyé le projet de loi, car il donnait aux membres hors réserve une voix en leur reconnaissant le droit de participer aux élections des bandes. Les associations de femmes, telles que l’AFAC et la National Aboriginal Women’s Association, ont également appuyé le projet de loi, car il mettait fin à l’exemption de l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux conseils de bande et, par conséquent, contribuait à l’amélioration des conditions de vie des femmes dans les réserves (Hurley, 2002).

Le projet de loi C-7 est mort au feuilleton en novembre 2003.

Aujourd’hui

La Loi modifiant la Loi canadienne des droits de la personne a été présentée au Parlement en 2006, et en 2008 l’exemption applicable aux bandes indiennes a été abrogée (Imai, 2009).

En 2011, une série de lois sur la gouvernance des Autochtones a été déposée au fédéral : un projet de loi sur l’autonomie gouvernementale, un sur la modification et le remplacement de la Loi sur les Indiens et un sur l’élection au sein des Premières Nations (LegisInfo, 2013).

Le projet de loi S-6, Loi sur les élections au sein de Premières Nations, a été envoyé pour examen au Comité permanent des affaires autochtones en juin 2013, après une deuxième lecture à la Chambre des Communes (LegisInfo, 2013). Ce projet est à l’initiative du Congrès des chefs des Premières nations de l’Atlantique et de l’Assemblée des chefs du Manitoba, appuyés par le ministère des Affaires autochtones. Ils ont entreprit un processus de discussion à l’échelle du pays avec les bandes indiennes pour en arriver à des recommandations sur la modification du processus électoral des Premières Nations. Le projet de loi prévoit ainsi un système d’élection nouveau et facultatif, des mandats plus longs et des pouvoirs nécessaires pour élaborer des règlements entourant le processus électoral (AADNC, 2011).

Voir Aussi

Procureur général du Canada c. Lavell, [1974] R.C.S. 1349

Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950


Sources

Aboriginal People Congress of 2009. CAP – Corbière Compliance. En ligne. http://www.abo-peoples.org/CAP/Policy/Corbiere%20Compliance.html. Consulté le 21 juillet 2009.

Affaires autochtones et développement du nord du canada (AADNC). 2011. Séances de consultation sur le projet de loi S-6, Loi sur les élections au sein de premières nations. In Consultation et participation. En ligne http://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1357834121253/1357834161691 . Consulté le 5 août 2013.

Affaires autochtones et développement du nord du canada (AADNC). 2013. Tentatives en vue de réformer ou de révoquer la Loi sur les Indiens. In Loi, projet de loi et règlement. En ligne http://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1323350306544/1323350388999 . Consulté le 5 août 2013.

Federation of Saskatchewan Indian Nations. 2012. Saskatchewan Chiefs In Assembly Were Not Consulted By Member Of Parliament. In Media Releases. En ligne : http://www.fsin.com/index.php/media-releases/774-saskatchewan-chiefs-in-assembly-were-not-consulted-by-member-of-parliament.html .Consulté le 7 août 2013.

Hurley Mary C. 2002. Projet de loi C-7 : Loi sur la gouvernance des premières nations. Rapport préparé pour le Programme des services de dépôt par la Division du droit et du gouvernement. En ligne. http://dsp-psd.tpsgc.gc.ca/Collection-R/LoPBdP/LS/372/372c7-f.htm. Consulté le 21 juillet 2009.

 Imai Shin. 2009. The 2009 Annoted Indian Act and Aboriginal Constitutional Provisions. Scarborough: Thompson Carswell.

Legis, Info. En ligne : http://www.parl.gc.ca/LegisInfo/Home.aspx?Language=F&Mode=1&ParliamentSession=41-1. Consulté le 5 août 2013.

Olthuis John, Kleer Nancy and Roger Townshend. 2009. Aboriginal Law Handbook. Scarborough: Thompson Carswell.

Provart John. 2003. Reforming the Indian Act: First Nations Governance and Aboriginal Policy in Canada in Indigenous Law Journal 2 (Fall 2003) : 117-169.

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