Cour suprême du Canada – [1994] 3 R.C.S. 627
L’Association des femmes autochtones du Canada demandait d’être traitée de manière égale aux autres organismes autochtones nationaux en matière de financement et de consultation constitutionnelle.
La Cour a rejeté sa demande, en partie parce que les femmes sont aussi représentées par les autres organismes, et que l’AFAC ne représente pas toutes les femmes autochtones. Elle a aussi noté que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne donne pas aux Autochtones un droit d’être consulté dans le cadre de négociations constitutionnelles.
La Charte oblige-t-elle le gouvernement fédéral à allouer un financement égal aux groupes de femmes autochtones et aux organismes nationaux dominés par les hommes, et viole-t-il la Charte s’il n’inclut pas dans les négociations constitutionnelles un groupe représentant les femmes autochtones?
La Charte n’obligeait pas le gouvernement fédéral à financer l’Association des femmes autochtones au même titre que les autres organismes autochtones nationaux, pas plus qu’elle ne l’obligeait à l’inclure dans les négociations constitutionnelles (décision unanime).
Entre : la Couronne du Canada
Et : L’Association des femmes autochtones du Canada, Gail Stacey-Moore, présidente nationale de l’AFAC, et Sharon McIvor, membre de l’exécutif de l’AFAC élue en 1988 pour représenter la région de l’Ouest.
Intervenants : Inuit Tapirisat du Canada, Conseil national des autochtones du Canada, Ralliement national des Métis (RNM) et Assemblée des Premières Nations (APN).
L’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) est créée en 1974. De nombreuses femmes autochtones estimaient que les organismes autochtones nationaux et provinciaux ne représentaient pas leur point de vue, après qu’ils aient appuyé les arguments du gouvernement fédéral dans l’affaire Lavell.
En 1991, pour soutenir la participation des membres des Premières nations au processus de négociations constitutionnelles de Charlottetown, le gouvernement fédéral verse 10 M$ à chacun des organismes autochtones nationaux, soit l’APN, le CNAC, le RNM et l’Inuit Tapirisat du Canada au moyen d’accords de contribution. Dans le cadre de ces accords, les quatre organisations avaient l’obligation d’attribuer une partie de la somme versée aux questions d’intérêt pour les femmes. L’APN et le CNAC ont chacun versé 130 000 $ à l’AFAC, qui a également reçu 300 000 $ du gouvernement fédéral pour une étude concernant la Charte des droits et libertés. Sharon McIvor est nommée représentante de l’AFAC à la Commission constitutionnelle de l’APN.
En février 1992, l’AFAC présente une demande de financement et de participation aux négociations. L’organisme défend l’idée que toute forme d’autonomie gouvernementale choisie dans le cadre des amendements à la Constitution devait répondre aux exigences de la Charte, une approche qui n’était pas partagée par toutes les organisations nationales. La demande est rejetée sur la base que les organisations déjà à la table des négociations représentaient les intérêts des hommes et des femmes autochtones, et qu’elles avaient déjà reçu du financement dans le cadre des accords de contribution.
En mars 1992, le ministre d’État responsable des affaires constitutionnelles et les quatre organismes autochtones nationaux tiennent des rencontres dans le but d’élaborer les amendements constitutionnels qui devraient être inclus dans l’Accord concernant les Autochtones. L’AFAC ne participe pas à ces rencontres. Seule McIvor, à titre de représentante de l’Association à l’APN, est présente.
Des procédures sont engagées par l’AFAC devant la Cour fédérale pour obtenir une ordonnance interdisant au gouvernement fédéral d’allouer des fonds supplémentaires par l’entremise des accords de contribution jusqu’à ce que l’AFAC reçoive un financement égal et un siège à la table constitutionnelle. Elle plaide que l’octroi inégal de fonds était discriminatoire envers les femmes autochtones.
L’AFAC : La politique gouvernementale de financement des quatre organismes nationaux à prédominance masculine, et le refus subséquent de leur fournir un financement égal, constitue une violation de leur liberté d’expression et de leur droit à l’égalité.
La Couronne du Canada : L’attribution de fonds n’empêche pas les groupes d’exprimer leurs points de vue. La décision de ne pas financer l’AFAC ne constitue pas un acte discriminatoire.
Les intervenants (le CNAC et RNC sont intervenus en Cour fédérale et en Cour d’appel fédérale; l’APN est intervenue uniquement en Cour suprême) : Fournissent des informations factuelles. Le RNC et l’ITC ont fait valoir que l’AFAC ne représente pas la parole des femmes métisses et inuites. Le CNAC a fait valoir qu’il était favorable à l’application de la Charte dans le contexte de l’autonomie gouvernementale autochtone, mais que la question devait être laissée entre les mains de chaque nation. L’APN a fait valoir qu’elle rejetait l’application de la Charte dans le cadre de futurs gouvernements autochtones, non pas parce qu’elle protège l’égalité entre les sexes, mais parce qu’elle ne contient aucune protection des langues, des cultures et des traditions des Premières nations.
Cour fédérale, division de première instance (1992) : Il n’y a pas eu violation de la liberté d’expression de l’AFAC, parce que l’organisation a eu l’occasion de faire connaître les enjeux et les préoccupations des femmes autochtones au public, aux décideurs et aux quatre organismes autochtones nationaux. La liberté d’expression ne comprend pas un droit pour chaque individu d’être présent lors de discussions constitutionnelles, sinon cela aurait pour effet de paralyser les négociations. Il n’existe aucune discrimination fondée sur le sexe de la part du gouvernement fédéral dans sa procédure d’allocation de financement, même si l’AFAC a reçu une part disproportionnée. Les préoccupations de l’AFAC concernant la non-application de la Charte aux gouvernements autochtones sont purement spéculatives. La demande est rejetée.
Cour d’appel fédérale (1992) : La politique de financement du gouvernement est contraire à la Charte, car elle accorde une position prédominante au point de vue des groupes autochtones dominés par les hommes. Par conséquent, la liberté d’expression des femmes autochtones est limitée. Malgré tout, l’action de l’AFAC est rejetée parce que la violation de la Charte n’ouvre pas la porte à un financement égal, et le gouvernement fédéral n’était plus à ce moment à l’étape des négociations.
Sopinka, Lamer, La Forest, Gonthier, Cory, Iacobucci, Major, L’Heureux-Dubé, McLachlin
Sopinka (Lamer, La Forest, Gonthier, Cory, Iacobucci, Major) : Le refus d’octroyer des fonds à l’AFAC et de lui accorder une place à la table des négociations ne constitue pas une violation à la liberté d’expression. La Charte ne crée pas une obligation positive du gouvernement de financer et de consulter quiconque. L’égalité d’accès au gouvernement grâce à la liberté d’expression n’impose pas au gouvernement le choix de ses conseillers ou l’obligation d’ouvrir la discussion à toute personne souhaitant faire entendre son point de vue.
La seule limite fixée par la Charte concernant l’accès au gouvernement survient lorsque le gouvernement décide d’allouer des fonds. Ces derniers ne peuvent être distribués de manière discriminatoire. Or ici, rien n’indique que l’allocation ait été discriminatoire. Il n’existe aucune preuve que l’AFAC parle au nom de toutes les femmes autochtones. Leurs points de vue peuvent être représentés de manière efficace par les quatre organismes autochtones nationaux, car certains d’entre eux (le RNM, l’ITC et dans une certaine mesure le CNAC) sont également en faveur de l’application de la Charte dans le contexte de l’autonomie gouvernementale autochtone. En outre, l’AFAC participe aux négociations dans le cadre du processus parallèle, grâce à son siège à la Commission constitutionnelle de l’APN et aux possibilités qui lui sont offertes de présenter les points de vue des femmes concernant l’amendement constitutionnel aux représentants des quatre organisations nationales.
Au surplus, l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne protège pas le droit des peuples autochtones de participer aux discussions sur la Constitution. Il ne s’applique donc pas en l’espèce.
L’Heureux-Dubé : Lorsque le gouvernement donne à certains un moyen de s’exprimer, il doit le faire de manière non discriminatoire. En l’espèce, elle reconnaît que le fait de n’avoir pas financé l’AFAC et de ne pas l’avoir invitée aux négociations au même titre que les autres organisations n’a pas porté atteinte à sa liberté d’expression.
McLachlin : Le gouvernement est libre de choisir et de financer ses conseillers en matière de politique comme bon lui semble. Il n’est pas assujetti à la Charte à cet égard en vertu de la doctrine voulant que le Roi ne peut mal faire [The King can do no wrong].
L’Accord de Charlottetown a été rejeté lors d’un référendum tenu à l’échelle nationale en 1992. Par conséquent, l’amendement concernant l’autonomie gouvernementale des Autochtones n’a jamais été adopté, mais il y a eu un bon côté. C’était la première fois que des organisations autochtones participaient à des négociations constitutionnelles sur un pied d’égalité avec les premiers ministres provinciaux et fédéral. En acceptant cet amendement, les deux niveaux de gouvernement reconnaissaient, dans un sens, le droit à l’autonomie gouvernementale des Autochtones.
L’AFAC a été l’un des 2097 intervenants à la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA), où elle a soulevé des questions importantes pour les femmes autochtones : la pauvreté, la violence, la discrimination, etc. En 1996, la CRPA a publié son rapport final. Le quatrième volume, Perspectives et réalité, traite spécifiquement des questions relatives aux femmes autochtones. Dans le cadre des consultations, la Commission a noté les effets les plus importants de la politique relative aux Indiens sur les femmes et les principales préoccupations des femmes autochtones (Genin-Charette, 2009).
En 1995, le gouvernement fédéral a adopté le Plan fédéral pour l’égalité entre les sexes. Dans l’esprit des objectifs fixés par le plan fédéral visant à combler l’écart entre les hommes et les femmes, le ministère des Affaires indiennes et du Nord a créé en 1998 le Bureau de la conseillère principale pour les questions concernant les femmes et l’égalité des sexes. Son mandat consistait à élaborer et mettre en œuvre une politique d’analyse comparative entre les sexes concernant les Autochtones au sein du ministère. Cette politique s’intitule Politique du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien sur l’analyse visant l’égalité des sexes.
Afin d’établir l’approche appropriée, le Bureau a travaillé en collaboration avec Justice Canada, Développement des ressources humaines Canada, Condition féminine Canada, l’Agence canadienne de développement international, le Secrétariat aux femmes de l’APN et l’AFAC. Après sa création, le Bureau de la conseillère a travaillé en étroite collaboration avec le Secrétariat aux femmes de l’APN, l’AFAC et Pauktuutit (organisation représentant les femmes inuites) (Affaires indiennes et du Nord Canada, 1999). La politique est toujours en vigueur (Affaires indiennes et du Nord, 2009).
Affaires indiennes et du nord Canada. 1999. Politique sur l’analyse comparative de l’égalité des sexes. En ligne. http://dsp-psd.pwgsc.gc.ca/Collection/R72-274-1999F.pdf. Consulté le 21 juillet 2009.
Affaires indiennes et du nord Canada. 2009. Politique sur l’ACS d’Affaires indiennes et du Nord Canada. En ligne. http://www.ainc-inac.gc.ca/ai/gba/plc-fra.asp. Consulté le 21 juillet 2009.
Genin-Charette Anne-Marie. 2009. La Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones. (Non publié).
Hogg Peter W. 2008. Constitutional Law of Canada, Student Edition 2008. Scarborough: Thompson Carswell.